Qu’elle intrigue, fascine, inquiète et surtout questionne, l’Intelligence Artificielle ne peut échapper à la réflexion des acteurs de la création et de la conception.
Parce qu'il est indispensable au sein d'une école comme Penninghen formant aux métiers de la création de conscientiser et appréhender les évolutions technologiques tout en participant activement à l’évolution sociétale, l'IA a fait l'objet d’un cycle d'interventions et de tables rondes afin d’inscrire les étudiants dans les questions et les réflexions contemporaines qu’elle suscite.
Entre fascination et interrogations, la place de l’IA dans la création
À l’heure de l’Intelligence Artificielle, comment valoriser la connaissance, la création et l’expertise ? La puissance algorithmique devient un atout pour les professionnels et pénètre le champ de la conception. Cette potentialité débridée donne également une dimension programmatique aux projets. Quelles sont les règles et fondements nécessaires pour faire l’expérience des potentialités offertes en architecture, en communication ou en production visuelle ? Quelle méthodologie développer ? Doit-on renforcer son expertise ?
Toutes ces vastes et fondamentales questions trouvent leur source dans les principaux principes de la création : l’idée et l’objet, le concept et l’œuvre. La question de la conception et de l’idéation mais également celle de la pratique et de l’expérimentation sont au cœur de la réflexion.
À la lumière des développements exponentiels et de l’hyper-démocratisation de l’utilisation de l’IA, l’objectif est de partager les expériences et répondre aux interrogations que l’outil pose. Ces deux axes ont donné l’articulation des deux premières conférences proposées aux étudiants de Penninghen.
L’expérimentation selon trois diplômés de Penninghen
La première table ronde, le mercredi 4 octobre 2023, a porté sur l’expérimentation recueillant les témoignages de Shaun Severi, Marguerite Chaillou et Lucas Babinet, diplômés de Penninghen entre 1996 et 2023 aujourd’hui directeurs artistiques, sur leur appropriation de l’IA à travers leurs expérimentations créatives respectives, “de l’IA à l’Iart”.
“C’est un outil de création qui “propose”, ce qui implique en tant que DA et créatif, d’entrer dans une démarche de choix au sein d’une vague d’images et qui amène donc à une manière de créer très particulière.” Lucas Babinet
“Ces nouveaux outils permettent de répondre aux nouvelles demandes des clients qui veulent de la fragmentation de contenus afin d’être présents sur l’ensemble des canaux de diffusion.” Marguerite Chaillou
“L’idée n’est pas de copier la recette mais de la comprendre pour pouvoir produire son propre style.” Shaun Severi
“Il faut sensibiliser les étudiants encore plus à la connaissance, la culture artistique, civilisationnelle, ainsi qu’aux aspects sémiologiques et sémantiques afin d’être au plus proche de ce qui qualifie plutôt que de ce qui définit.” Gilles Poplin
La pratique professionnelle avec trois enseignants de Penninghen
La deuxième table ronde, “l’IA pour une optimisation des potentiels, de l’expertise à l’expertise”, organisée le mercredi 11 octobre 2023 a abordé l’Intelligence Artificielle sous l’angle de la pratique avec Jean Le Lay, Boris Coridian et Bertrand Avril, enseignants respectivement en Architecture Intérieure, Communication et Direction Artistique, venus témoigner et échanger, en tant que professionnels, sur l’apport de ce nouvel outil dans leurs métiers ainsi que dans la pratique quotidienne au sein de leurs agences.
“L’adaptation et la production de contenu sont internationalisées pour nos clients car ils rayonnent partout dans le monde et nous sommes par moment presque “pris de cours”. Il faut savoir se positionner vite.” Boris Coridian
“L’architecture adaptative permet de réagir aux conditions environnementales et de s’adapter aux besoins des usagers. Dans le contexte de maintenance prédictive, l’IA permet d’anticiper les besoins, d’aider au choix d’optimisation des matériaux et des ressources.” Jean Le Lay
“Il y a forcément des métiers qui vont évoluer, qui vont disparaître aussi, c’est pourquoi il est très important de se tenir au courant de toutes ces technologies, de commencer à les utiliser pour ne pas être perdu et savoir comment accélérer votre travail.” Bertrand Avril
De l’innovation au progrès, l’IA à l’épreuve du temps
La masterclass du mercredi 13 décembre 2023 a donné la parole à l’éminent historien de l’art Thomas Schlesser, apportant un indispensable troisième axe à la réflexion sur l’IA et la création, théorique, sémantique et sémiologique, afin de recontextualiser l’émergence de l’IA dans la temporalité historique, culturelle et technique, proposant une analyse à une plus grande et large échelle. Théoricien de l’anthropocène qui ne cesse d'interroger le temps, la mémoire, la conscience et l'imagination à l’épreuve du processus créatif, Thomas Schlesser a abordé à partir d’exemples volontairement iconiques de l’histoire de l’art, les aspects historiques et philosophiques qui nourrissent l’évolution artistique et leur dimension sociétale, par l’analyse de l’impact de la technique, entre innovation et progrès, sur les modes de représentation et son implication d’une époque à l’autre, sur le processus créatif de l’artiste.
“Pour se faire comprendre, il faut savoir s’exprimer selon les règles de la ligne claire, celle qui tient le bout des lèvres comme elle tient le bout des doigts.” T.S
L’intelligence de la main
A l’issue de ces trois conférences, qui ont généré de fructueuses et passionnantes réflexions, s’appuyant sur des expérimentations fascinantes et parfois déroutantes, il est ressorti que l’intuition créative, la culture et la connaissance, alliées à une maîtrise exigeante et répétée des techniques, sont les ingrédients essentiels à toute création.
“Dans le dessin, la qualité de la ligne donne une virtuosité et une clarté qui relève de la pensée” T.S
Dans le cas de l’IA, une bonne utilisation de l’outil confirme son statut, certes très singulier, qui sans la conception d’une vision clairement définie et sans l’intervention d’un énoncé cohérent et finement maîtrisé, le prompt dans le cas de l’IA ou le scheme pour le créateur, ne pourra faire émerger rien de satisfaisant sur le plan créatif. Le concept et l’idée clairement définies avant toute démarche.
“Même si il y des gros bugs il y a un vrai humour et une vraie patte qui n'était pas attendue à l’origine qu’a proposé la machine et ça m’a hyper surpris” L.B
“En matière de texte et de mots, l’IA génère de la pensée très moyenne et peu intéressante…il faut s’en méfier car c’est non seulement creux mais souvent faux” B.C
“L’intelligence de la main. Un des grands vecteurs de l’intelligence, ce n’est pas le cerveau, c’est la main.” Thomas Schlesser
ChatGPT. GitHub. DALL-E, FIREFLY …. La liste des applications d'IA génératives ne cesse de s'allonger et d'être utilisée par un public de plus en plus varié, plus ou moins averti. La création est l'un des domaines où l’usage de ces outils présente autant d’avantages que des défis, suscitant interrogations et discussions sur la signification de la place et même du rôle du créatif ou de l’artiste.
“J’ai dû utiliser des chemins de traverse et donner de mauvaises indications avec les termes qui ne sont pas les bons pour obtenir ce que je veux” L.B
“Nous avons fait le choix de nous servir des data sets pour développer notre propre style en gardant volontairement nos erreurs. On intervient ensuite avec du dessin, de la peinture, par-dessus l’image. La technologie n’est pas le but, c’est vraiment l’écriture d’image.” M.C
“Le nerf de la guerre pour nous, c’est le contrôle qu’on peut avoir sur l’image.” B.A
La puissance algorithmique semble devoir être à considérer comme un atout pour les professionnels et c’est ainsi qu’elle peut pénétrer sereinement le champ de la conception.
“Faire un prompt sans connaissances artistiques et techniques donnera quelque chose de plutôt moyen. Si on ne sait pas ce qu’on veut qu’elle suscite, l’image ne donnera rien de bien.” S.S
“La très grande fonction des artistes à travers le temps a été la capacité de voir les choses, de se les représenter, par soi-même, contre la normalisation du groupe.” T.S
Un outil au service de la conception
Cette potentialité débridée peut être amenée à donner une dimension programmatique aux projets. En architecture, en communication ou en production visuelle, des règles et fondements sont nécessaires pour faire l’expérience des potentialités offertes, une méthodologie à développer, et demande de renforcer son expertise. L’œil, la main et la vision comptent avant tout.
“Notre travail de concepteur devient intéressant à partir du moment où on garde le contrôle et on emmène vers autre chose, un nouveau type d’image.” B.A
“C’est le sens de l’histoire d’avoir des innovations qui balayent des usages voire des business et des entreprises. Il s’en invente de nouveaux.” B.C
“La grande conquête des artistes a été d’asseoir la possibilité d’une individualité, d’affirmer l’individualité.” T.S
Ainsi, en matière de création d’espace, d’idée ou d’image, l’Intelligence Artificielle offre les avantages d’un vrai bon outil, mais tant qu’il est bien aiguisé. La question est de savoir si la création et l’expertise peuvent-elles être valorisées tant que la maîtrise parfaite des techniques traditionnelles reste un prérequis à tout usage, comme le patrimoine culturel et la connaissance ?
“Il ne faut pas oublier que c’est la technique qui sert l’idée et non pas à vous de choisir la technique par rapport à l’idée”. S.S
“ En 27 heures, l’IA peut produire 100 000 versions différentes d’une itération.” J.LL
“L’AI peut être génératrice de valeurs et de richesse pas nécessairement économique, avec les nouveaux métiers comme les ingénieurs de prompts.” B.C
À la lumière des développements exponentiels et de l’hyper-démocratisation de l’utilisation de l’IA, dont la plupart des logiciels sont appréhendables en moins de quatre heures, il semble bien que seuls les esprits libres, c’est-à-dire qui revendiquent et assument une singularité et une vision propre, donc à la fois créativité et maîtrise des techniques traditionnelles et numériques, s’assurent la garantie de la pérennité de la création.
“Depuis 2015, la possibilité de la machine a dépassé le cerveau de la souris…En 2045, la puissance de l’IA aura dépassé celle de toute l’humanité combinée… ça c’est votre futur.” donc Bonne Chance !” J.LL
“Il est difficile d’imaginer que ces nouveaux outils vont être réglementés et régulés. On va probablement plutôt pouvoir les encadrer.” B.C
“La création visuelle n’est pas seulement mimétique, elle est prospective. Elle est ce qui crée de l’avenir, ce qui mobilise nos énergies historiques.” T.S